Il y a quelques semaines, Ahmed rejoignait les Montardon d’Achille, et nous avions prévu de faire un article pour que vous connaissiez un peu mieux son histoire et son parcours. Avec le temps qui passe à une vitesse grand V, nos agendas respectifs bien remplis, et ma vie à 200 à l’heure, nous avons eu du mal à trouver un moment tranquille pour faire l’interview au téléphone ! Aujourd’hui je me suis dit qu’il ne me restait plus qu’à joindre l’utile à l’agréable et j’ai fait mon « micro-trottoir » en courant à ses côtés, et au fil des kilomètres, il m’a raconté ses débuts dans la course à pied qui, pour lui, est bien plus qu’une façon de garder la forme.
C’est une histoire édifiante qu’il raconte avec un naturel sans prétention, et que (avec son accord) je partage avec vous pour un peu démystifier cet athlète déterminé et très philosophe par rapport à son handicap.
Rencontre donc avec Ahmed, 46 ans, marathonien, bénévole à la banque alimentaire du Béarn et de la Soule, papa de 4 enfants et adepte de la course à pied depuis maintenant 20 ans…
Ahmed n’est pas aveugle de naissance, mais atteint d’un glaucome congénital, une maladie qui occasionne des lésions du nerf optique qui perd petit à petit ses fibres, engendrant une réduction du champ de vision et dans certains cas, la cécité.
« C’est d’ailleurs à cause de, ou plutôt grâce à, ma maladie que je suis venu en France » m’explique-t-il. Ahmed est né au Maroc, et est atteint du glaucome dès sa naissance. Au fil des années, il perd petit à petit la vue, pour enfin devenir non-voyant à l’âge de 14 ans. Ses parents, affolés par l’évolution de la maladie, ont pris la décision de venir en France afin de tenter de trouver une solution pour lui sauver la vue.
Malgré les consultations auprès de différents spécialistes et plusieurs interventions chirurgicales, les soins arrivent trop tard dans l’évolution de la maladie et Ahmed doit accepter qu’il ne verra plus jamais.
« Là, j’avais tout à apprendre…comment utiliser une canne, me repérer dans la ville, apprendre le Braille…et le français ! » dit-il en rigolant. « Souvent les gens me demandent comment je fais pour vivre dans le noir total, mais ce n’est pas le noir total ! Pour moi le noir total c’est quand on dort. Même vous, si vous vous couvrez les yeux avec les mains, ce n’est pas le noir total, il y a des nuances de lumière, des contrastes que l’on perçoit. »
Plus tard, il essaye de trouver des associations qui proposent des activités pour les non-voyants, histoire de sortir un peu de son isolement, mais bien souvent ce sont des associations pour les gens d’un certain âge, ou proposant des activités comme la peinture guidée par le relief. « J’ai tenté bien sûr, mais j’avais besoin de bouger, de me défouler. »
« Quand je sortais me promener, j’avais quelqu’un à ma droite et quelqu’un à ma gauche, un peu comme des bodyguards ! » sourit-il. « Ils ne me guidaient rien qu’à la voix. Puis un jour, on a tenté de courir comme ça, juste pour voir, et ça m’a énormément plu. »
Il commence à en parler autour de lui pour essayer de trouver un moyen de pratiquer la course à pied de façon régulière. Un ami lui parle d’une femme non-voyante qui travaille au standard à Turbomeca à l’époque et qui connait des personnes qui courent dans le club de l’entreprise. Elle explique la situation d’Ahmed aux membres du club et en 1999, Ahmed commence à courir avec l’ASC Turbomeca. C’est d’ailleurs à ce moment-là que Francis Barrachina (organisateur des Courses de la Paix et la course pour les Restos du Cœur) et qui avait vu l’idée à la télévision, lui propose d’utiliser la fameuse « ficelle » pour le guider, et que sa carrière de sportif a vraiment commencé.
« Ma première course c’était les Courses de la Paix en 2000, et depuis, je la fais tous les ans, coiffé de mon bonnet de père Noël. C’est une course qui me tient à cœur, comme la course pour les Restos du Cœur à laquelle je participe depuis des années. »
Il enchaine les sorties avec ceux qui veulent bien donner de leur temps pour le guider à l’ASC Turbomeca, jusqu’à tenter son premier marathon en 2003.
« Je n’avais pas suivi de préparation spécifique » m’explique-t-il « suivre un programme ne dépend pas de moi, mais de la disponibilité de mes guides. Je m’adapte. Je n’ai pas fait une seule séance de fractionné, que des footings, parfois avec quelques accélérations sur les Allées de Morlàas, mais rien de structuré. Les sorties longues c’était souvent au bois de Pau sur le parcours sportif… Je me souviens d’avoir fait au moins sept fois le tour pour engranger les kilomètres ! »
Ils sont plusieurs de l’ASC Turbomeca à faire le marathon de Paris, mais personne qui se sentait capable de le guider sur une telle distance. A quelques jours de la course, Ahmed contacte Rétina France, et leur demande de l’aider à trouver un guide sur Paris, capable de l’emmener jusqu’à la ligne d’arrivée en 3h30. On lui trouve un guide qui vaut 3h15 sur la distance mythique, et les deux hommes font connaissance le jour du marathon. Ahmed traverse la ligne d’arrivée en 3h32, heureux.
Huit ans plus tard en 2011, il prend le départ du marathon de Toulouse, guidé par Patrick Bruni, et obtient le même chrono à l’arrivée.
Entre les deux, il enchaine les courses locales sur toutes les distances : le Tour du Béarn en équipe handisport (à l’époque il a fait les étapes entre Gourette et le Col du Soulor, et le lendemain, Arzacq – Garlin), les Boucles de l’Océan en 2006, la Pyrénéa en équipe, le semi d’Oloron, les Givrés de Nay, de Toulouse-Blagnac, La Nouste Henric, Courir à Pau, le Tour du Pic à Rébénacq, le Petit Aussalès, la Course de la Paix, la course pour les Restos du Cœur, même quelques trails à Sauvagnon et Lescar, sans oublier la première édition de la Montardonnaise !
« Souvent on me demande comment j’ai fait pour terminer un marathon, mais physiquement, je suis comme n’importe quel autre coureur ! Je cours avec les jambes, pas les yeux ! » sourit-il.
Il a aussi fait du vélo en tandem, du ski, de la randonnée et pratiquait la natation presque toutes les semaines. Et tout cela bien sûr, il ne peut le faire que grâce à ses guides, des personnes qui ont croisé son chemin à un moment donné, et qui ont eu envie de donner de leur temps et de partager une passion.
« Mes guides vont et viennent, d’autres comme Bernard Brèque sont restés depuis mes débuts dans la course à pied, mais j’ai toujours eu de la chance. Dès qu’un n’était plus disponible, quelqu’un d’autre se proposait presque dans la foulée, sans que j’aie à faire quoique ce soit. Les motivations sont différentes : quelquefois les gens ont tout simplement envie de rendre service, parfois c’est un moment charnière dans la vie d’une personne, un passage difficile ou une remise en question qui fait qu’ils ont besoin de donner un sens à leurs actions, parfois ils ont envie de courir autrement, parfois c’est de la simple curiosité, peu importe : il y a toujours eu quelqu’un pour prendre le relais. »
Guider, c’est ne plus courir pour soi, mais prendre conscience que l’on court pour, et surtout avec, l’autre. C’est faire passer le partage avant ses propres objectifs, oublier le chrono et les classements – et c’est valable dans les deux sens ! – savoir que ces courses-là seront des expériences aussi inoubliables que celles que l’on fait en solo, une autre façon de se dépasser.
Endosser cette responsabilité peut paraître intimidant : au début, on ne sait pas trop « comment ça marche », ce qu’il faut faire ou ne pas faire ; il faut savoir se gérer soi pour être totalement disponible tout au longue d’une sortie, être à l’écoute en permanence. Moi la première, j’étais très angoissée la première fois que j’ai guidé Ahmed sur la piste au Stade André Lavie. Je me suis dit que là au moins, c’était un endroit protégé, sans obstacles, qu’il ne pouvait rien nous arriver ! J’étais très crispée, je n’osais pas bouger les bras, je n’osais pas allonger ma foulée… Puis Ahmed m’a dit « Détends-toi…cours tout simplement et je te suivrai », et c’était parti !
C’est le cas de le dire, Ahmed a une confiance aveugle dans ses guides, et quand je lui demande s’il a déjà eu peur ou appréhendé le fait de démarrer avec un nouveau guide il me répond avec un non franc et massif. « Je ne me pose pas toutes ces questions, si je vais tomber ou pas, s’il va nous arriver quelque chose…sinon je ne courrais jamais ! »
« Je m’adapte à mes guides, peu importe l’allure. On apprend à se connaître et à synchroniser nos foulées, le mouvement des bras. Pour les courses en compétition, l’idéal c’est que mon guide ait un niveau supérieur au mien, qu’il sache qu’il peut gérer l’allure et la distance sans problème et donc être totalement disponible pour gérer la course à deux.
Bien sûr il m’est arrivé de tomber, de me blesser, mais quel coureur n’a jamais pris une gamelle ou connu une blessure à un moment donné ? Ce sont des choses qui arrivent. »
Le regard des autres et les réactions en voyant Ahmed courir avec son guide vont de la curiosité à l’admiration : « Certains ne comprennent pas pourquoi on court si près l’un de l’autre, d’autres nous applaudissent, nous encouragent sur les courses et à l’entrainement, d’autres encore sont gênés et baissent la tête et pressent le pas ou détournent le regard. »
Ahmed n’a jamais essayé de cacher son handicap, bien au contraire : il tient à sensibiliser les gens sur le fait que la vie ne s’arrête pas parce que l’on perd la vue. « Bien sûr que c’est difficile, surtout quand on a connu le fait de voir auparavant. Mais c’est ainsi. La tentation de se renfermer et s’isoler est grande, mais il faut se dire que l’on a besoin des autres, on est dépendant des autres, mais qu’il y a plein de possibilités pour vivre une vie pleine et heureuse. Être non-voyant c’est compliqué : il ne faut pas non plus se dire que l’on peut tout faire, mais c’est loin d’être une fatalité. » affirme-t-il.
Courir avec Ahmed c’est toujours un bon moment de partage et d’échange. Il est toujours content de ces séances partagées, que ce soit une sortie d’endurance en nature où on décrit le paysage qui défile, ou du fractionné sur la piste et dans le dur où l’on s’arrache et on s’accroche jusqu’à la fin de la dernière série. C’est un homme qui a beaucoup d’humour, qui ne se prend pas la tête, quelqu’un de posé et sincère, un vrai ami sur lequel on peut compter.
Au fil des kilomètres, on parle de tout et de rien, on refait un peu le monde et finalement, on relativise beaucoup de choses. On se rend compte que rien que le simple fait de pouvoir chausser ses baskets à n’importe quel moment quand l’envie nous prend, et d’aller se faire une séance, prendre l’air, se défouler…et bien c’est déjà un sacré privilège.